Gagner plus que son conjoint… et pourtant freiner sa propre carrière
- Hyejin Elise Yu
- 31 août
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Dernière mise à jour : 1 sept.
Elles sont techniciennes, cadres supérieures ou entrepreneuses. Elles touchent de bons salaires, parfois supérieurs à ceux de leur conjoint. Et pourtant, elles refusent une promotion, déclinent une opportunité, évitent une mobilité, et stagnent professionnellement. Ce paradoxe est au cœur d’une vaste étude codirigée par Hyejin Elise Yu, enseignante-chercheure à NEOMA Business School, menée sur 7 252 couples hétérosexuels australiens sur plus de vingt ans. L’étude révèle que les femmes qui gagnent davantage que leur conjoint continuent à se désengager de leur carrière, malgré leur statut de pourvoyeuses. Une dynamique qui ne s’explique pas seulement par des choix économiques, mais par des mécanismes sociaux et symboliques profonds, liés à la manière dont les rôles de genre continuent d’être construits au sein des couples.

Une répartition des rôles figée malgré l’inversion des revenus
Il était déjà établi que les femmes, en moyenne, gagnent moins que leur conjoint, et que cela impacte leur carrière. Beaucoup acceptent de mettre leur trajectoire entre parenthèses pour s’occuper du foyer, des enfants ou suivre une mutation. Mais l’étude démontre que ce raisonnement n’explique pas l’ensemble des écarts constatés. « Si c’était le cas, les rôles s’inverseraient en même temps que les niveaux de rémunération. Or les femmes qui gagnent plus que leur mari restent désavantagées, au même titre que celles qui ont de moins bons revenus », soulignent les auteurs. Seuls les couples dont les rémunérations sont équivalentes semblent échapper à cette logique. Dans les autres cas, même en étant les principales contributrices, les femmes demeurent celles qui s’adaptent. Ce paradoxe révèle que l’ordre symbolique des rôles dans le couple ne suit pas nécessairement l’ordre économique.
Une tension identitaire qui pèse sur la carrière des femmes
L’étude met en lumière un mécanisme largement invisible mais puissant : la réussite professionnelle des femmes peut fragiliser la place sociale de leur conjoint. Lorsqu’un homme ne remplit plus son rôle attendu de pourvoyeur, il peut se sentir remis en cause dans sa masculinité. Et ce déséquilibre déclenche, chez les femmes, des mécanismes de compensation souvent inconscients. « Les compagnes ont alors tendance à faire des efforts, même inconscients, pour les rassurer et les préserver, notamment en endossant un rôle traditionnel de ‘fée du logis’ », précise l’étude. Les femmes, bien qu’engagées dans un travail prenant, augmentent leur implication domestique : cuisine, ménage, charge mentale. Elles finissent par s’épuiser et, progressivement, se désengagent professionnellement.
Pour expliquer ce phénomène, l’étude mobilise la théorie de la construction du genre. Dans de nombreuses sociétés, des rôles sexués sont attribués dès l’enfance : l’homme pourvoit, la femme prend soin. Lorsque ces rôles sont transgressés, cela crée une dissonance, souvent vécue comme une menace. « Certaines femmes transgressives ont donc tendance à surjouer d’autres stéréotypes de genre : en s’occupant davantage de la maison ou en se définissant comme des mères attentionnées, plutôt que comme cheffes de famille, ajoutent les auteurs. Ce mécanisme, profondément enraciné, maintient les femmes à distance d’une carrière ambitieuse, même lorsqu’elles ont les moyens et le talent d’y accéder. »
Une égalité fragile, dépendante du niveau de vie
L’étude révèle également que les hommes ne sont pas impactés de la même façon. Qu’ils gagnent plus ou moins que leur conjointe, leur trajectoire professionnelle reste stable. Les logiques de compensation ne s’appliquent qu’aux femmes. Mais une exception apparaît : lorsque les revenus sont relativement équivalents au sein du couple, les femmes ont plus de chances de progresser. Il y a moins de tension symbolique, moins de besoin de compensation domestique, et une répartition plus équilibrée des tâches. « Dans cette configuration, les femmes ont le plus de chances de progresser dans leur carrière », note l’étude. Pour autant, cette égalité ne se vit pas de la même façon selon les milieux sociaux.
Dans les classes moyennes ou supérieures, les hommes participent davantage aux tâches domestiques, et assument des rôles perçus comme féminins sans le vivre comme une menace. À l’inverse, dans les foyers plus modestes, les normes restent plus rigides. « Les hommes s’investissent moins dans les tâches domestiques et ressentent davantage le besoin de jouer un rôle de pourvoyeur économique pour rester de ‘vrais hommes’, à leurs yeux ou à celui de leur entourage. » Les femmes, même en étant les principales contributrices, continuent alors d’assumer l’essentiel des responsabilités domestiques. L’étude conclut que les inégalités de revenus nourrissent une inégalité dans les tâches, qui elle-même freine la carrière des femmes, un enchaînement qui, souligne-t-elle, ne concerne pas les hommes.
Une étude de Hyejin Elise Yu, Alexis Nicole Smith et Nikolaos Dimotakis, Dollars and Domestic Duties: A 22-Year Study of Income, Home Labor, and Gendered Career Outcomes in Dual-Earner Couples, Journal of Organizational Behavior, mars 2025.




